Un texte de Yann Boissière, Président des Voix de la Paix, à l’occasion du « De Vive Voix #3 » -- qui, le 28 janvier 2021, portera sa réflexion sur la question : « Entre « je » et « nous », comment restaurer le lien social ? »
La crise du Covid 19 a révélé, par défaut et par l’absurde, combien le lien social était la richesse première de nos sociétés. Ce lien constitue le socle de nos activités économiques, le catalyseur du sentiment d’identité et d’appartenance à la nation, la source de notre capacité politique à nous projeter vers l’avenir et à imaginer un destin commun. Si cette base vient à manquer, manque alors la matière première de toutes nos élévations, de nos engagements envers les institutions, qui expriment en retour le sens de notre existence collective. Le lien social, tout le monde en conviendra, est aujourd’hui sous tension. La crise sanitaire en a avivé la perception, mais sa dégradation ne date pas d’hier…
Dans le temps long, au sein des sociétés occidentales, la crise du lien social peut se comprendre comme une tension qui résulte de la divergence croissante entre les dimensions politique et économique. Depuis l’avènement des sociétés libérales – qui ménagent une certaine autonomie de la société vis-à-vis des structures de pouvoir, les interactions humaines sont réglées par deux types de structures pourvoyeuses d’organisation et de sens : les institutions et le marché. Les institutions déploient des structures verticales afin de stabiliser les relations de confiance développées au sein d’un groupe. Elles produisent de l’unité, de l’identité collective, situant les individus dans la sphère du « sens ». Le marché, lui, met en contact ses acteurs, dans le temps et dans l’espace, autour d’une activité d’échange – qu’il s’agisse de biens matériels ou symboliques. Par sa structure horizontale, le marché produit de la richesse, de la diversité, du renouvellement et de l’innovation. Le gain, pour l’individu, se situe dans la satisfaction des besoins et des désirs.
Organisation, sens, besoin ou désir : jusqu’ici nos sociétés maintenaient ces différents curseurs dans un horizon commun. Si l’on conçoit le lien social comme le point à la croisée de ces deux tenseurs, l’institution et le marché, le sens et la satisfaction, le vertical et l’horizontal, il devient clair que ces deux perspectives divergent aujourd’hui de manière radicale. Economiquement nous sommes devenus des « clients globaux », happés par la globalisation, la marketisation de tous les biens, la dérégulation de toutes les « frontières » -- constitutives des Etats-nations, alors que politiquement nous vivons toujours au sein de ces Etats-nations, dont nous attendons toujours qu’ils soient pourvoyeurs d’identité, de vivre ensemble, et providents en matière de justice (garants de liberté, d’égalité, de droits et de services).
La divergence accélérée entre les logiques, qui sont aussi deux manières de s’insérer dans le monde, écartèlent l’individu en une tension de plus en plus difficile à surmonter. Confusion supplémentaire : le modèle du marché est si fort, culturellement, qu’on l’applique désormais à tous les secteurs de la vie, à toutes les analyses, y compris aux idéaux « verticaux » garants du politique et du sens collectif. La dérégulation générale de l’information accentue le phénomène. Nous nous épuisons donc à échanger, tout contre tout, et nous n’y trouvons plus guère de signification. La crise du lien social se dédouble en crise du « sens » …
Les risques potentiels, sur le plan politique, sont innombrables. C’est le populisme, perversion de la souveraineté populaire. C’est l’impatience de l’individu, dont l’extension de la frénésie consumériste détruit la vertu civique, la capacité à accepter le temps du projet, la patience et la confiance. C’est aussi l’idéologie prométhéenne des nouvelles technologies ou des réseaux sociaux qui, en favorisant les bulles cognitives et le désapprentissage de toute conversation contradictoire argumentée, sapent l’idéal d’un débat public démocratique. Last but not least, l’arène médiatique est actuellement saturée par l’émergence de contre-discours totalement opposés à notre culture politique commune et à ce qui faisait consensus sur le lien social...
Ce consensus, issu des Lumières et des promesses de l’Etat-nation, c’était l’universalisme. Dans une dynamique à trois pointes – égalité pour tous, socialisation de tous, universalité de chacun – l’inspiration et la dynamique de l’universel se sont incarnées par des luttes, des programmes et un récit collectif s’attachant à concrétiser l’idéal d’une « société bonne », où une citoyenneté et une solidarité sans discriminations seraient porteurs de justice sociale.
Mais aujourd’hui, sans doute à la faveur d’un épuisement du grand récit politique issu des Lumières, c’est à un développement agressif de contre-récits globaux que l’on assiste. « Racisme systémique, « racisé », « privilège blanc », approche « intersectionnelle », « réunions en non-mixité » : tout un vocabulaire fleurit qui, tout en prétendant amender le lien social, promeut l’exclusion des uns et des autres, en lieu et place d’une valorisation de ce qui nous unit. Que ce soit en fustigeant la « culture de l’appropriation », jargon intimidant qui revient à nier la simple possibilité humaniste de parler de l’autre et à l’autre, ou en martelant que « l’universalisme est aujourd’hui une posture » (Rokhaya Diallo)[1], ces contre-récits expriment bel et bien une prétention globale, explicitement dédiée à détruire les idéaux politiques issus de l’universalisme des Lumières.
Le lien social est sous tension. Mais s’il doit être défendu, nous n’aurions sans doute jamais imaginé devoir poser la question ainsi : le lien social -- combien de divisions ?
[1] L’Express, 18 juin 2020.