Yann Boissière : « Vis-à-vis de la religion les modernes se sont contentés du sarcasme »
Interview avec Jean-François Bensahel
Après Heureux comme un juif en France ? (Taillandier), 2021, le rabbin Yann Boissière propose un nouvel essai aux éditions Desclées de Brouwers : Courage, croyons ! Il remonte aux sources des clichés anti-religieux pour redonner toute leur place à la croyance et à la religion dans la cité. Il répond pour Chema aux questions de notre président Jean-François Bensahel.
Jean-François Bensahel : On s'est beaucoup trompé sur la religion ? Pourquoi autant de haine ?
Yann Boissière : « Haine » est sans doute excessif – mais « incompréhension », certainement. Au nom de sa foi exclusive en la Raison, la modernité, vers la fin du 17ème siècle, s’accompagne d’une « colère anti-théologique » dont l’objectif est bel et bien de se débarrasser de Dieu et de la religion, de désactiver sa dynamique politique pour laisser place à de nouvelles sociétés fondées sur le contrat social. Les Modernes pensaient lutter contre l’ignorance, la superstition et le fanatisme – et ils l’ont fait dans bien des domaines ! Vis-à-vis de la religion, toutefois, ils ont pensé vaincre sans engager de réflexion sérieuse, en se contentant du sarcasme. Au prix d’une réduction terrible, qui a cependant réussi à marquer les esprits : l’idée que les religions ne pensent pas, qu’elles ne sont que des dispositifs cultuels, tout juste bons à fabriquer de l’obéissance, ou des « machines identitaires », dangereuses pour le vivre ensemble et la citoyenneté. Qui plus est, les modernes ont tout confondu. C’est le christianisme qu’ils avaient essentiellement dans le viseur mais – par ignorance, notamment vis-à-vis des « religions de la loi » comme le judaïsme ou l’islam – ils ont encapsulé toutes les autres religions d’un même opprobre envers le « religieux ».
JFB : Et si la question religieuse était trop importante pour être laissée aux clercs, comme la guerre aux militaires, selon ce que disait Clémenceau ? Les clercs n'ont-ils pas une responsabilité dans ce mépris contemporain de la religion ?
YB : Oui, les « clercs » ont une responsabilité immense dans ce triste état de fait. Sur la scène sociale, le religieux n’est rendu visible que par les actes de terreur de ses extrémistes, ses problèmes institutionnels, ses raideurs de gouvernance, son conservatisme sociétal – et les scandales qui en découlent. Les religions sont souvent des forteresses qui laissent trop de monde à l’extérieur, parce qu’elles sont devenues incapables de convaincre, ou, parce que rivées à une notion de l’identité étroitement héritière, peu soucieuse de leur contribution envers la société, elles trouvent simplement inutile de s’expliquer. Faut-il pour autant se passer des religieux ? Clémenceau disait aussi : « Toute commission doit nécessairement comporter un nombre impair – et trois c’est déjà trop ! ». Mais le judaïsme – en particulier libéral – croit à la pluralité des voix et à ses vertus pour améliorer les choses !
JFB : C'est quoi, croire ? Tu dis que c'est une activité, mais encore ?
YB : La croyance est une lumière, une question, une piste peut-être, dont toute recherche de définition est une fausse piste. Je dis dans le livre qu’elle est une « activité » par opposition à l’idée qu’elle serait une représentation – le biais le plus répandu selon lequel « croire en Dieu » serait réductible à « penser que Dieu existe ». La croyance religieuse n’est pas un raisonnement. Croire, ce n’est pas avoir une représentation de Dieu, c’est une activité – qui prend sens « devant » Dieu. Celle-ci se conçoit nécessairement au sein d’une culture religieuse historique – en adéquation ou en opposition – mais dans tous les cas, son sens n’est activé que par mon implication personnelle, par rapport à ma vie. Il en va un peu de la croyance, finalement, comme du goût de l’orange. Tout le monde connaît le « goût de l’orange », mais serait bien incapable de le définir, de comparer son expérience avec celle des autres, et de savoir si tous en éprouvent la même sensation. Croire est une activité, mais – je développe aussi ce point dans le livre – c’est aussi une décision. Comme le dit Buber : « Le monde a été créé en vue du choix de celui qui choisit » !
JFB : Quel est le langage de la religion, quelle est sa grammaire ?
YB : Les religions ne sont pas des « stocks de théories » sur Dieu ou sur le monde, qui cherchent à définir « ce qu’il faut penser ». Par une mémoire longue de l’humanité, par des normes, par des récits, en conjuguant une diversité incroyable d’approches (théorie et pratique, lien social, prière), et par une foi – rare dans le monde d’aujourd’hui – dans les vertus de l’interprétation des textes, bref, par une joyeuse hétérogénéité, les religions s’appliquent à ce que l’homme puisse travailler sa dignité : se redresser, pouvoir se tenir debout devant Dieu, et en même temps savoir se baisser, se plier en reconnaissance, pour se rapprocher des autres.
JFB : Apprendre à s'orienter dans la vie, n'est-ce pas le propre de la philosophie ?
YB : Oui, c’était la grande intuition de Socrate. Instruit des limites de l’intelligence seule, ils se détourna, dit-on, de l’étude de la « nature des choses » pour explorer les choses humaines, le fait que l’homme se doit d’orienter sa vie, selon des voies qu’il doit trouver lui-même. La philosophie, aujourd’hui, a un peu oublié qu’elle était aussi une « manière de vivre » (Pierre Hadot). Le judaïsme, lui, n’a jamais oublié la leçon : « Na’assé vè-nishma » (« tu feras et tu entendras ») : l’engagement est la condition de la compréhension.
JFB : Comment s'exprime l'idolâtrie aujourd'hui ? Répond-elle à la fatigue de la modernité ?
YB : L’idolâtrie, aujourd’hui, exprime son emprise à travers « l’économie de l’attention » à laquelle nos cerveaux sont rivés, aimantés et excités en permanence. Le troisième paragraphe du Shema en est la meilleure antidote : « lema’ane tizkérou » (« pour que vous vous souveniez »)… Ne pas être rivés aux « datas » extérieures (celles qui visent le cœur et les yeux), mais s’acquérir une respiration, une liberté par la mémoire !
JFB : La liberté n'est pas bonne ?
YB : La liberté est la meilleure des choses ! – quand on en fait bon usage, à commencer vis-à-vis de soi-même. La pensée rabbinique affirme avec force le principe de la liberté humaine, mais au lieu d’en chercher, comme en philosophie, des définitions substantielles – ce quelle est, ce qu’elle n’est pas –, elle développe une réflexion réaliste sur la manière dont l’homme peut la conserver, mais aussi la perdre. Pharaon en est le meilleur exemple. Quand l’homme, par sa propre surdité aux autres, s’enferme dans ses certitudes et l’ivresse de sa puissance, sa liberté lui est retirée, et son libre-arbitre se fige en destin…
JFB : La modernité n'aime pas les rites. Ils ne servent donc à rien ?
YB : Dans notre société narcissique, « l’intelligence rituelle » est peut-être notre meilleur outil pour contrer notre attachement pathologique à nous-même. Face au mantra de nos sociétés, « but - effort - résultat », le rituel balaye tout cela. En nous invitant à nous couler dans une forme traditionnelle, donnée d’avance, il nous propose un espace de gratuité, dissocie l’effort de son bénéfice, organise l’abandon pour en fin de compte, nous inciter à une « vacance de l’égoïsme ». Notre volonté, allégée d’elle-même, pourra alors se laisser porter par la musique, macérer les mots et les lettres de la mémoire du monde, pour se laisser interpréter par eux.
Rabbin Yann Boissière, Courage Croyons ! Editions Desclées de Brouwers, 168 p., Sortie le 7 septembre 2022, 15,90 euros.