(Texte de Yann Boissière)
7 octobre 2023, samedi noir. Un an après le drame, dépassant l'émotion qu'ont suscitée les attaques terroristes du Hamas, ce livre tire les conclusions d'un des événements géopolitiques les plus marquants de ces dernières années. Et si l'on assistait au retour d'une barbarie qu'on croyait disparue ?
Pour les contributeurs, le 7 octobre marque une rupture dans l'espace géopolitique et intellectuel du Proche-Orient. Alors qu'Israël, depuis sa fondation en 1948, incarnait pour les Juifs l'espoir d'un avenir retrouvé, sécurisé, la possibilité même pour un peuple d'exister, les attaques du Hamas compromettent cet horizon paisible.
Rupture, sidération, traumatisme, aucun terme n'est adéquat pour dire l'horreur. On touche ici à une limite qui nous fait entrer dans un temps de disruption.
Ont contribué à l'ouvrage : Haïm Korcia, Jean-François Bensahel, Yann Boissière, Antoine Compagnon, Sylvie Germain, Pierre Savy, Dominique Schnapper, Jean Mouttapa, Francine Kaufmann, Raphaël Zagury-Orly, Philippe Capelle-Dumont, Jacob Rogozinski, Frédérique Leichter Flack, Denis Charbit, Gérard Bensussan, Monique Jutrin, Marc Crépon, Monique Canto Sperber, Paul Audi, Stéphane Habib, Ariel Goldmann, Nathalie Heinich, Antoine Strobel-Dahan, Astrid von Busekist co-écrit avec Marc Sadoun, Marc de Launay, Perrine Simon-Nahum, Antoine Guggenheim, Tamar Gerstenhaber, François Nordmann, Eli Barnavi, Calos Levy, Sylvie Germain, Christine Pedotti, Marc Knobel, Sonia-Sarah Lipsyc, Danièle Cohn, David Hamidovic.
Ayant fondé en 2016, après les attentats de 2015, une association inter-convictionnelle, les Voix de la Paix, qui s’emploie à faire dialoguer au sein de la République les religions et les spiritualités avec toutes les instances porteuses de convictions (entreprises, artistes, philosophes politiques, etc…), je me considère comme un militant de la paix. En juin 2002, j’ai organisé un voyage, juifs, chrétiens, musulmans, athées et agnostiques, en Israël et Territoires palestiniens, que nous prolongeons aujourd’hui par une exposition, « Des Voix pour la paix », qui se déploie en ce moment en France dans diverses institutions publiques. Nous la proposons avec une conviction bien ancrée : au-delà du conflit israélo-palestinien, au-delà des sympathies que chacun peut avoir naturellement pour l'un ou l'autre camp, notre exposition veut exprimer la volonté de dépasser son propre point-de vue pour ne jamais perdre de vue la perspective de l'autre.
Malgré la détermination affichée de ces valeurs, depuis le 7 octobre, je n’en mène pas large sur la paix. Mon drapeau militant faseye, et je me prends à réfréner quelques tentations de langage, micro-envolées belliqueuses souhaitant la victoire totale contre des hommes dont le moule semble plutôt « l’inhumanité ». Je refrène, donc, et je doute.
Voici la question que je souhaite partager dans les lignes qui suivent -- ma réflexion ne sera pas rhétorique, mais sans fard, sincèrement indexée sur mes interrogations actuelles : comment, depuis le 7 octobre 2023, au-delà de la sidération, de la colère, et des convictions, articuler un discours intelligent sur la paix ? Un discours, entendons-nous bien, qui dépasse le pré carré de l’expertise politique ou géostratégique -- il en existe d’excellentes. Un discours qui, ne trahissant rien de ses sincères colères et de ses valeurs, maintienne un principe d’ouverture non béat envers l’autre ? Qui soutient la perspective du dialogue et de la paix, sans se « planquer », en un attentisme facile et gestionnaire, derrière les conclusions que livrera inexorablement le terrain de la guerre ?
Trois phrases, pour moi, dessinent le périmètre de l’aporie. Raymond Aron, tout d’abord : « La lucidité est bien la première loi de l'esprit ». Hannah Arendt : « Il se pourrait que nous nous ne soyons plus jamais capables de penser et d’exprimer les choses que nous sommes cependant capables de faire. » (on ajoutera : et que nous sommes apparemment capable de subir)… Hölderlin, enfin : « L'âme n’est pas là où elle est, elle est là où elle aime. » A l’aune de ces trois phrases, comment maintenir intelligemment la perspective de la paix, sans se trahir ni être ridicule ?
L’incapacité à formuler la pensée d’une expérience pourtant vécue, pointée par Hannah Arendt, semble s’appliquer avec une acuité accrue à la situation actuelle. Depuis le 7 octobre, je le sais, j’ai du mal à parler avec justesse, je sais ne pas avoir trouvé le propos juste, le point d’équilibre qui articulerait une position à la fois humaine, exacte intellectuellement, et opérationnelle, entre la compassion et la compréhension. Déplorer la mort des gazaouis, qui pourrait trouver cela déplacé ? Cela fait-il pour autant avancer la réflexion de manière juste ? Certes, l’on dispose d'une analyse quotidienne, détaillée, aussi implacable qu’inamicale, imbibée à la dénonciation de ce qu’Israël ne devrait pas faire… Israël ne devrait pas faire la guerre, il ne devrait pas tuer des civils, il ne devrait pas monter des opérations militaires en vue de récupérer ses otages, il ne devrait pas exercer son droit à se défendre. Pour faire court, Israël devrait renoncer à toutes les choses qu'il fait. C’est ici que le test aronien de la lucidité prend toute sa valeur ; à sa lumière, tout commentateur se devrait de répondre honnêtement à ces trois questions
1 / La lénifiante tarte à la crème d’un cessez-le-feu n’oublie-t-elle pas scandaleusement de poser en premier lieu la véritable exigence humanitaire qui s’impose ici : le retour des otages, viol inaugural, et persistant, du droit international ?
2 / En complément des foisonnantes dénonciations de ce qu’Israël ne devrait pas faire, a-t-on lu sous la plume de nos génies du commentaire une seule pensée exprimant clairement ce qu’Israël, finalement, DEVRAIT FAIRE ?
3 / Existe-t-il une pensée crédible, une possibilité de cessation des hostilités qui n'élude pas, de manière inconsidérée et finalement criminelle, les conséquences de laisser intacte la menace posée par le Hamas ?
Dans un autre ordre d’idée, on concédera de manière honnête que les deux camps manquent terriblement de compassion l’un envers l’autre. Au regard de la jouissance extravertie qui a prévalu dans le monde arabe à l’annonce des massacres de juifs le 7 octobre, on peut dire que la question, de ce côté-là, ne fait pas mystère.
Concédons également que le monde juif, israélien certainement, ne s’est pas non plus étouffé par l’expression d’une compassion excessive envers les civils tués à Gaza. On résumera pudiquement – et cette pirouette est profondément insatisfaisante : le temps de la compassion n’est pas encore venu.
Si la partition entre français musulmans et français juifs recoupe malheureusement, car trop grossièrement, l’allégeance aux palestiniens et aux israéliens, il faudra regretter que le dialogue n’ait pas eu lieu. Il a avorté, il est vrai, dès le 12 novembre lorsque les organisations musulmanes ont refusé de défiler contre l’antisémitisme. Si l’on prend un peu de hauteur, toutefois, il nous faudra reconnaître que le dialogue n’a pas eu lieu, tout simplement parce que l’espace du dialogue, en France, n’existe pas. Il n’existe pour l’heure que l’espace institutionnel diligenté par le Ministère de l’intérieur, où quelques fois l’an, quelques dignitaires du culte appointés montent lestement les escaliers du perron de Beauvau… Réduit à la lorgnette étroite des « cultes », on est loin, ici, du dialogue citoyen et interculturel. Ce dialogue est plus que jamais nécessaire, et précurseur du fructueux dialogue interculturel qui pourrait se tenir entre les immenses héritages des civilisations juives et arabes. Cet espace de dialogue interculturel judéo-musulman, il faut le créer en France -- les Voix de la Paix tenteront d’y prendre toute leur part.
Cette perspective nous laisse avec la troisième pointe, c’elle d’Hölderlin : « L'âme n’est pas là où elle est, elle est là où elle aime. ». La guerre, c’est précisément l’inverse, on est totalement défini par la position que l’on occupe.
Il est vrai, les rabbins nous avaient prévenus (TT, Sanhedrin 6b) : « Là où il y a de la justice il n’y a pas de paix. Là où il y a de la paix il n’y a pas de justice ». Ma réponse, honnête, à cette aporie ? M’en tenir à ce credo associatif que j’ai souvent décrit, et que je nomme la « méthode des petites lumières ». Elle dit que dans une nuit asymétrique, bien plus grand qu'elle, une petite lumière suffit à fixer un point d’attache dans l'obscurité, une direction, un espoir, et une raison d’agir.