La crise du sens

Un texte de Yann Boissière, Président des Voix de la Paix, à l’occasion du « De Vive Voix #4 » -- qui, le 29 avril 2021, portera sa réflexion sur la question : « La crise du sens : nos sociétés peuvent-elles retrouver le goût du collectif ? »

Le goût du collectif, dans nos sociétés modernes, a une traduction politique : le bien commun. Ce grand horizon du vivre ensemble implique au quotidien un certain nombre de valeurs fondamentales : la vertu citoyenne, un récit collectif, un projet de société, la conscience d’une histoire, d’une culture, d’une civilisation spécifiques, voire un fierté nationale. A ce simple énoncé, on mesure combien certaines de ces notions, pourtant, sentent aujourd’hui le souffre… ! La crainte du populisme hante notre bonne conscience, nous faisant douter de nos acquis et de nos mémoires. A  bon escient, sans doute, lorsque s’y exerce un légitime esprit critique, mais en cette période de défiance inégalée au sein de la société française (dans tous les sondages européens, la France se signale par un taux de défiance et de pessimisme record), cette hantise du populisme, perversion du nationalisme, exerce de tranquilles ravages.

C’est sous sa pression que tous les idéaux structurants du vivre ensemble – ceux que nous avons cités -- longtemps portés en bandoulière dans la besace républicaine, qui avait le cœur à gauche, ont été délaissés, relégués dans la zone grise, incertaine, des idées peut-être trop populaires, finalement considérées comme ringardes. Déclassés, aussi, par l’aptitude au « buzz » de slogans plus segmentants (l’intersectionnalité, le décolonialisme), où ils perdent du terrain dans le nouvel éco-système outrancier des réseaux sociaux. Plus assez progressistes, les idéaux républicains ? La droite extrême n’a qu’à se baisser pour les ramasser et les rependre, un à un, achevant de les discréditer…

En panne d’universalisme, nous aurions donc basculé dans ce que maint observateurs dénoncent comme la « tribalisation » ou « l’archipellisation » de la société. Où seule tirerait son épingle du jeu, en une sécession qui ne dit pas son nom, une élite numérisée parfaitement à l’aise avec « l’ailleurs » de la mondialisation. Sous la férule molle et technocratique d’une « épistocratie » -- la gouvernance des « sachants » et des « experts » -- notre société, désormais rétive aux grands idéaux, serait réduite à la logique des affrontement identitaires, substitut du débat d’idées. L’individu, quant à lui, esclave douillet et consentant de ses bulles numériques, se voit par ailleurs incessamment malmené par des discours radicaux, qui n’ont de cesse de le cantonner à son appartenance ethnique, religieuse ou sexuelle. Pas de quoi susciter de flamboyants engouements collectifs…

Ce cauchemar, cette dystopie, c’est littéralement celle qui s’énonce et se déploie, chaque jour, dans nos journaux du matin. L’image est trop noire pour être vraie, mais elle témoigne, a minima, d’une brisure. Celle des années 80 et 90, analysent les sociologues, où quelque chose a basculé : l’équilibre entre, d’une part, les conquêtes individuelles (salariales, avancées sociales, reconnaissance des minorités discriminées), et d’autre part la vision unifiée, intégrée, d’une société commune.

Souhaitons-nous vraiment, aujourd’hui, partager un destin commun ?

Avons-nous-nous encore, aujourd’hui, cette capacité à rêver en commun ?

Sans doute notre défiance, notre pessimisme, cette crise du sens a-t-elle aussi une composante spirituelle.

Alors même que la « quête de sens » se trouve sur toutes les lèvres, dans tous les esprits et à l’agenda de tous les colloques, cette fameuse quête se prête invariablement à une critique renouvelée de nous-mêmes et de nos sociétés, et semble, in fine, une recette pour la frustration permanente. D’où vient notre difficulté ? Nous sommes-nous déshabitués à ce point à trouver des ressources en nous-mêmes ? Ou au contraire, à ne trop compter que sur nous-mêmes, sans jamais en rabattre sur notre volonté, obstinée, à tenter de contrôler les événements, avons-nous oublié, perdu le goût d’un regard désintéressé sur ce qui est antérieur à nous, au-dessus, ou au-delà de nous ? Aurions-nous perdu la faculté, tout simplement, de contempler le monde ?

Dans le vaste registre, qui de l’intime au collectif, déploie les promesses d’une possible dignité humaine, où situer les passerelles ? Les directions ? Le sens ? L’apostrophe de Kafka, « Du Bist die Aufgabe », « Tu es ta propre tâche ! », continue de nous interpeller…