Le Monde de l'Education (édition du 22 septembre 2020)

Le lycée comme une expérience vivante de la citoyenneté et de la laïcité

Caroline Latournerie et Marguerite Graff, professeures d’histoire-géographie, témoignent des débats stimulants sur la laïcité mis en place au lycée Auguste-Renoir d’Asnières-sur-Seine après les attentats de janvier 2015, en partenariat avec Les Voix de la Paix. 
Le mardi 25 février 2020, dans l'amphithéâtre du lycée Auguste Renoir à Asnières, c'est le grand
jour d’une rencontre préparée avec enthousiasme mais aussi, sur une ligne de crête, avec
précaution. L'amphithéâtre est bondé. Finalement il manque très peu d'élèves à l'appel sur les
quatre classes de Terminale conviées. Depuis octobre, dans leurs cours d’Education morale et
civique, les élèves ont réfléchi à l’un des piliers fondamentaux des sociétés démocratiques : la
reconnaissance du pluralisme des croyances. C’est dans ce cadre qu’ils ont questionné la place des
femmes dans les grands monothéismes.
Très demandeurs de ne pas faire de la religion un sujet tabou au lycée, viscéralement attachés au
respect de la diversité, ils n’ont pas conscience du côté inédit de cette table-ronde, la première à se
tenir dans un établissement public. Sur scène, Louis, Altaïna, Djebraïl et Farah rentrent dans leurs
rôles de modérateurs. Face à eux, trois femmes vont témoigner, réunies grâce à l’association Les
Voix de la Paix représentée par Yann Boissière et Jean-Paul Morley : Kahina Balhoul l’une des trois
femmes imames en France, Pauline Bebe première femme devenue rabbin en Europe continentale
et Martine Preitcelle membre d’une loge maçonnique. Seule une théologienne catholique a dû
renoncer au dernier moment pour raison de santé. D’un regard, nous constatons qu’une de nos
élèves, Imane, est bien là et cela nous réjouit ; défendant des positions très rigides sur la place des
femmes, elle nous avait avoué : « je ne viendrai pas, j’ai peur que les invitées me fassent changer
d’avis ».
Les jeunes veulent d’abord savoir les raisons de leur engagement : chacune se livre à coeur ouvert,
dévoilant la profondeur d’une vie et le rôle porteur ou non de sa famille. Leur sincérité séduit et
« accroche » rapidement l’auditoire.
« Comment vous êtes-vous imposées à une place qui était traditionnellement réservée aux
hommes ?». Selon Madame Balhoul, imposer n’est pas le bon mot : au sein de la mosquée Fatima,
elle propose mais n’impose rien. Pauline Bebe renchérit : « j’ai choisi d’être rabbin, pas d’être
femme rabbin ». Toutes les semaines, viennent dans sa synagogue des gens hostiles au rabbinat
féminin. En l’espace de deux heures, elle voit sur leur visage une transformation. Ce n’est plus la
différence sexuelle qui vient à leur esprit comme unique information. C’est la compétence. C’est
ainsi qu’on quitte un préjugé sur tout un sexe.
La compétence, Kahina Balhoul va rapidement l’utiliser pour battre le fer avec certains élèves.
Du fond de l’auditorium, l’un d’entre eux se lève et affirme non sans une certaine provocation : «
l’imamat féminin est une innovation religieuse, or toute innovation religieuse est interdite dans un
hadith, donc l’imamat féminin ne peut pas exister » suscitant les applaudissements appuyés d’une
partie de ses camarades. Sans jamais se départir de son calme, Madame Balhoul décompose la
double affirmation et le syllogisme du jeune homme. « Quelles sont vos sources ? » « Twitter »
répond-il. Elle l’amène sur un autre terrain, mentionne et confronte des textes anciens, les citant
en arabe, apporte par exemple la preuve de l’existence d’une femme méconnue, Oum Waraqa,
désignée, selon la tradition, par le prophète, pour prêcher devant un public mixte au VIIème siècle.
L’imame réintroduit la rigueur scientifique comme postulat de toute réflexion sur la religion. Les
élèves apprécient, même s’ils ne changeront pas tous d’opinion. Nos témoins de ce matin
expliquent combien il est facile de transformer le texte originel pour le « courber à nos propres
préjugés » selon la jolie expression de Pauline Bebe. Or « la force des textes est leur polysémie », se
félicite Martine Preitcelle. « Les hommes et les femmes sont souvent cités à égalité dans le Coran,
qui leur reconnait les mêmes capacités de discernement, donc l’égalité réelle » conclut Kahina
Balhoul.
Une question émerge. « Peut-on moderniser une religion ? ». Nos trois interlocutrices répondent
unanimement « oui et cela est plus que souhaitable ! » Cette réponse trouble beaucoup nos
élèves. Pour eux la religion est immuable, source de vérités indiscutables. Or, les religions ont
toujours évolué en fonction des avancées sociales, des lieux et des sociétés où elles s’implantent.
Pauline Bebe réagit : « L’égalité homme-femme c’est une idée nouvelle et c’est une idée qui est
bonne ! L’ancien n’a pas l’apanage du vrai ou du bien ».
En tant que professeures, notre travail est aussi de décortiquer ce que cachent les
applaudissements d’une partie de l’auditoire sur la question de l’imamat féminin, et la gêne
ressentie par l’autre partie. Il est complexe de faire le tri entre ce qui est de l'ordre de la posture
adolescente, de la place dévolue à certains élèves dans le groupe, de la fanfaronnade ou de
convictions profondes. Pour certains, il s’agit bien, comme le rappelait Amin Maalouf dans son
essai Les Identités meurtrières, d’affirmer une identité, de brandir une loyauté qui les tiraille. Nous
percevons aussi le besoin adolescent d’être conforté dans des convictions monolithiques, et la
méconnaissance pour beaucoup de leur propre religion, réduite à la liste de ce qui est autorisé et
ce qui ne l’est pas.
Nous avançons sur une corde raide car notre objectif n’est pas de venir sur le terrain de leurs
convictions religieuses. Dans sa Lettre aux Instituteurs de 1883, Jules Ferry avait déjà mis en
garde les enseignants : « vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et
sacrée, qui est la conscience de l’enfant ». Ce matin, sans se sentir heurtés, nos élèves de
Terminales ont reconnu et respecté la légitimité de la compétence et de la connaissance. Trois
femmes érudites leur parlent de l’effort nécessaire de contextualisation et d’exégèse. Et tant mieux
si le lycée peut être le lieu de cette réflexion collective. Nous sommes en effet convaincues de
l’indispensable enseignement laïc des faits religieux à l’école. Rayan : « Je trouve ça bien qu’ici on
puisse confronter des avis, et même en changer. Créer un débat et apprendre des autres. J’ai
compris par exemple qu’il y avait des malentendus sur l’interprétation des versets qui parlent du
voile. Je ne savais pas... ». Nina : « Ce genre de rencontre est utile surtout dans un lycée aussi mixte
que le nôtre, il ne faut pas en avoir peur ». La très grande majorité de nos élèves a accepté de
prendre un risque : celui d’être exposé à l’inconfort, d’être bousculé dans ses certitudes. C’est ce
que nous aimons par-dessus tout dans notre métier : les voir accéder à une pensée plus nuancée,
plus complexe, les mener au milieu du gué pour qu’ils vivent l’expérience du libre arbitre en étant
à leur côté, attentives et optimistes.
Caroline Latournerie et Marguerite Graff, Juillet 2020